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Noemi Noemi
9 décembre 2013

Rhinite Nationale

Bien le bonjour, ô pèlerin de l’Internet égaré dans ces pages. C’est bien de l’honneur que tu me fais de t’intéresser à mes mémoires. Aujourd’hui, nous allons parler de cette bonimenterie cet art noble qu’est la publicité.

Il n’est pas rare, dans la réclame japonaise, de se trouver confronté à une drôle de formulation qui, quand on n’est pas habitué, peut laisser un tantinet pantois. Il s’agit de l’insistance sur la « japonicité » des choses.

Naturellement, dans le cas de produits typiquement locaux, l’épithète « japonais » se comprend parfaitement. Quoi de plus normal que de vanter le thé japonais, le riz japonais, la technologie japonaise, les voitures japonaises, les masques en papier japonais, les washlet japonais, et même les cosmétiques ou les chaussures ou le papier absorbant japonais, du moment que ces derniers héritent bel et bien d’un savoir-faire, d’une tradition ou d’un usage particulier à l’archipel, ou bien qu’on souhaite simplement en exhaler « l’esprit » particulièrement nippon. Soit. C’est de bonne guerre. Aller titiller la tendance à la préférence nationale du consommateur est une méthode promotionnelle comme une autre.

 

 Machin-truc japonais. Ici, le qualificatif est amplement justifié.

 

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Là où l’Occidental de base reste un peu perplexe, c’est quand le référent de la « japonicité » exaltée par la pub en question n’a absolument rien de japonais - ni rien de toute autre nationalité d'ailleurs.

Exemple :

日本の風邪には、XXXです。

Contre le rhume japonais : prenez le médicament XXX.

Autre traduction possible : Contre le rhume au Japon, prenez le médicament XXX.

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Là, potentiellement, le spectateur étranger mal averti s’étouffe avec son cappuccino du matin. Le rhume japonais ?? Qu’est-ce donc encore que cette saleté-là ? La grippe aviaire aurait-elle muté au pays du Soleil Levant ? Pas étonnant, avec de telles concentrations de population, l’Asie est vraiment le paradis des épidémies virulentes. Maintenant que j’y pense, la fameuse encéphalite japonaise, ce ne serait pas un peu la même chose, par hasard ? Que je regarde sur wikipédia… « maladie très fréquente en Extrême Orient », bla bla bla… « transmise par les moustiques, les oiseaux et les porcs », bim, les poulets ont encore frappé. Ce serait donc un virus local, mais bon sang j’y songe, les Japonais sont sûrement vaccinés, mais pas moi ! Il faut que je vérifie mon carnet de santé. Fichtre, mon assurance ne paiera jamais si je finis à l’hôpital pour une stupide encéphalite japonaise. Mais où diable ai-je rangé mon carnet de santé ??...

 … Que l’expat angoissé modère ses pulsions hypocondriaques : le rhume en question n’a rien de particulier. Il ne s’agit que de la bonne crève habituelle, à base de nez qui coule, de glaires et de toux ; le genre de nuisance qui vous gâche cordialement l’existence en hiver mais qui n’est nullement dangereux ni spécialement… japonais.

 Non, les bacilles du rhume au Japon n’envahissent pas les bronches de leurs victimes en jouant du shamisen. Non, les Japonais atteints ne postillonnent pas de la sauce soja. Non, il n’y a pas la moindre différence entre la grosseur de nos ganglions, ou la longévité de nos paquets de mouchoirs. Mêmes symptômes, même punition : que ce soit dans les causes ou dans les effets, le rhume au Japon est ni plus ni moins une bonne rhinopharyngite des familles. Et un Japonais enrhumé, ça a la même sale gueule que n’importe qui, je vous rassure.

Mais alors, me direz-vous car vous avez de la suite dans les idées, pourquoi, s’il ne s’agit là que d’un rhume lambda, parler de « rhume japonais », ou de « rhume au Japon », comme s’il s’agissait d’un phénomène bien particulier ? Avouez que ça crée un tantinet la confusion.

Cela sous-entend que le rhume japonais n’est pas n’importe quel rhume.

Cela sous-entend que les Japonais ne vivent pas l’expérience du rhume comme tout-un-chacun.

Cela sous-entend qu’à rhume particulier, il faut remède particulier aussi.

Cela sous-entend bien des choses. Ce message pourtant on ne peut plus concis est bourré de sous-entendus. Admirez la puissance du marketing.

Il n’y a pas la moindre raison scientifique pour qu’on qualifie le rhume en question de japonais ou spécifique au Japon. Mais il y a de profondes « raisons irrationnelles », si vous me passez l’expression.

Il se trouve que les Japonais sont immédiatement, inconditionnellement et irrationnellement rassurés lorsqu’on leur garantit que les choses ont été faites pour eux, à leur mesure, à leur taille. Or, pour vendre des produits, notamment pharmaceutiques (même aussi bénins que du paracétamol allégé mâtiné d’arôme artificiel d’eucalyptus), il est toujours bon que le consommateur se sente rassuré.

Préciser que le médicament XXX est LA réponse adéquate au rhume japonais, c’est induire que le rhume chez les Japonais est une chose tout à fait subtile – comme tout ce que font les Japonais d’ailleurs. Les Japonais sont des êtres complexes, renfermés, introvertis, impénétrables, et il y a fort à parier que leurs bactéries aussi. On ne lit pas le cœur ni les résultats de virologie d’un Japonais si facilement, dites.

Et donc, à maux subtils, remèdes subtils il faut.

En proclamant sa capacité à répondre au rhume japonais, XXX instille l’idée de sécurité, de qualité, de dosage parfait, de respect optimal de la constitution physique japonaise tout spécifiquement. Il désamorce l’idée que les pastilles pourraient avoir été fabriquées dans un obscur laboratoire chinois aux normes hygiéniques douteuses (et éviter ainsi que le consommateur souffreteux recherche avec trop de zèle la mention « made in » sur le paquet). Il insinue que les étrangers, avec leur grande taille et leur façon de croquer sauvagement dans les pommes à pleines dents, ont certainement besoin de doses de cheval lorsqu’ils ont un rhume ; mais XXX, lui, s’adresse au corps japonais dans toute sa délicatesse et sa complexité propre. Il s’agit de LA bonne molécule, dans LA proportion adéquate, le tout présenté dans LE bon emballage à ouverture facile adapté aux phalanges nippones.

Et puis, positionner XXX comme le remède au rhume japonais permet aussi d’évacuer les suspicions par rapport à tout le reste : peu importe si vous êtes une fillette de 40 kilos qui a pris froid car vous grelottez tout l’hiver dans votre uniforme scolaire, lequel consiste en une mini-jupe et des chaussettes montantes à mi-mollet, ou un chauffeur routier sous-vitaminé perfusé aux ramen instantanés, malade de n’avoir pas touché à un seul légume frais depuis des semaines. Peu importe si vous avez chopé la crève à force de surchauffage au bureau ou de courants-d’air vicieux à la maison. Cela n’a plus d’importance : vous êtes japonais, oui ou non ? Bon, hé bien alors XXX est la solution à tous vos maux. C’est aussi simple que ça.

Ah, qu’il doit être doux d’appartenir à un peuple si intimement convaincu de sa spécificité qu’il suffise de prononcer son nom pour qu’aussitôt les doutes s’effondrent, les méfiances s’évanouissent, les hésitations passent, les interrogations trépassent. Qu’il doit être doux de se dire : je suis Japonais, cette chose a été conçue pour des Japonais par des Japonais et de façon japonaise ; elle va donc me rendre sain et heureux.

On les envierait presque, dites-donc.

Ce qui est amusant, c’est d’imaginer le même procédé en France, juste pour voir.

Contre le rhume français, prenez YYY.

(Pour un meilleur effet, prononcer « frânçais » avec la voix nasillarde et emphatique des anciens bulletins d’information télévisés.)

Croyez-vous que les Français seraient une seule seconde rassurés, ou réconfortés par un tel slogan publicitaire ? Que nenni.

Déjà, la formulation plongerait le public dans un abîme de perplexité.

Le rhume français ? Ben voilà autre chose. En quoi diable le rhume, cet éternel compagnon des hivers dans tout l’hémisphère nord, serait-il précisément français ? Un obscur microbe de nos terroirs aurait-il muté, dopé par les moisissures de nos caves à fromages ? Parce qu’il faudrait au moins ça pour le qualifier de « français », le rhume.

Pour autant qu’un Français sache, un rhume, c’est un rhume, qu’on soit adepte du jambon-beurre, du kebab ou du poulet korma. Cela n’a aucun sens pour nous d’aller accoler à cette saloperie universelle une appartenance nationale. Un rhume, c’est un nez qui coule, des poumons qui toussent, un goût désagréable dans la bouche et une envie de rester sous la couette toute la journée, basta. On l’attrape forcément tous tôt ou tard, qu’on soit joueur de cornemuse ou moine bouddhiste. A la limite, on peut concevoir que nous ne le vivions pas tous de la même façon, le rhume ; que certains le portent plutôt bien, le bout du nez rose et la voix à peine voilée, tandis que d’autres ont l’impression d’avoir pris un coup d’enclume dans le carafon. Il y a peut être autant de rhumes que d’individus, on veut bien le reconnaitre. Nous sommes en mesure d’admettre, disons, l’expérience toute individuelle du rhume. Mais à l’échelle nationale, là, ça nous dépasse.

A quoi pourrait bien ressembler un « rhume français » ? Serait-ce un rhume qui fait râler, un rhume qui rend dépendant au vin rouge, un rhume qui porte le béret ? Non, vraiment, nous ne voyons pas. Et si un rhume typiquement français sévissait dans notre beau pays, nos amis les étrangers y seraient-ils également soumis ? Ou bien ce serait comme pour les élections, on ferait une différence ? Un Vietnamien de passage en France qui chopperait le rhume français devrait-il être soigné par YYY, lui aussi, ou bien faudrait-il absolument lui donner un médicament de chez lui ? Que de dilemmes dans les pharmacies, que de casse-tête au sein des ménages. Et pour les enfants métisses ? On fait comment ?

Non seulement le peuple de France ne comprendrait pas du tout de quoi on parle, mais une bonne partie des ressortissants ressentirait probablement un certain malaise. Après le rhume français, à quoi faudrait-il s’attendre ? A la migraine française, au cancer français ? Au sang français ?... En nous mettant dans une catégorie à part, nous voyons nous déployer devant nous le toboggan des cloisonnements, jusqu’à faire du peuple français une entité à part, strictement définie par un ensemble de critères physiques entre autres, et donc foncièrement exclusive. Une idée pas bien gênante quand on est japonais, héritier d’une conception fermée de son identité, mais plutôt embarrassante pour d’autres.

Alors quoi, on aurait donc un rhume français digne d’attention, contre lequel on aurait développé des antidotes, pour lequel on dépenserait des millions en campagne de publicité ; et à côté de ça, les autres nationalités devraient le résoudre à peler du nez en enrichissant les actionnaires de Kleenex ? Sympa. C’est beau, la France, tiens.

Pour parler clairement, en sous-titre de la phrase « Contre le rhume français… », on verrait forcément se dessiner en creux : « Et puis pour les autres, hé bien vous pouvez crever, bonne journée. »

Ce qui est à peu près ce que la pub japonaise semble nous dire aussi, à nous les non-Japonais qui n’avons pas le rhume japonais, vous noterez.

A leur décharge, les Japonais ne sont pas seulement accros à la spécificité nationale en matière de consommation. Le même besoin effréné de catégorisation apparaît à d’autres niveaux de la segmentation marketing.

Par exemple, si vous lancez sur le marché japonais un produit suffisamment original pour ne pas se classer de lui-même dans la case d’une marchandise existante, et que vous menez une opération test pour prendre la température de l’intérêt qu’il suscite, vous serez surpris par la réaction du public. Vous, vous serez venu pour savoir si votre produit plaît, si les gens seront enclins à l’acheter, et sinon pourquoi. Mais au lieu de récolter des opinions, vous serez submergé par la grande et suprême question qui semble tarauder l’acheteur potentiel nippon : « Pour qui est fait ce produit, exactement ? ».

Mais, pour tout le monde, vous semble-t-il. Pour tout le monde que ça intéresse. Naturellement, nous avons un cahier des charges, et nous avons pensé à une cible de tel âge, de tel sexe, ayant tel type de vie, mais ce n’est pas l’objet du test ; le test, c’est de recueillir les avis des gens, alors donnez-moi votre avis. A vous de me dire si en tant que jeune, en tant que vieux, en tant qu’employé ou que retraité, en tant que fille ou que garçon, cela vous intéresse ou non. Dites-moi votre ressenti personnel, et c’est moi qui ferai les statistiques.

Mais non. Dubitatif et troublé, votre testeur se gardera bien d’émettre un commentaire personnel. Que voulez-vous, il n’est pas sûr d’être légitime pour juger.

En revanche, si vous l’assurez que ce produit a été conçu en direction des quinquagénaires masculins travaillant dans le tertiaire et amateurs de pizza à l’ananas, et que le monsieur répond justement à ces critères, alors il sera ravi de confirmer ou d’infirmer l’utilité réelle de la camelote en ce qui le concerne.

C’est effrayant comme ça a l’air tellement plus aisé pour eux de s’affirmer en tant que membre d’un groupe, et avec quel confort ils accueillent les choses s’ils ont l’assurance qu’elles sont adaptées à leur catégorie d’individus. On comprend la brillante stratégie de XXX.

Esprit scientifique oblige, histoire de vérifier par moi-même si XXX soignait le rhume japonais pour tout le monde, ou bien si comme je le subodorais, la publicité en question flattait sans vergogne la fibre nationaliste japonaise, je me suis rendue dans une pharmacie et j’ai demandé un médicament contre le rhume japonais. Le monsieur du drugstore m’a fait répéter deux fois, ébahi. Puis, en se grattant la tête, il m’a demandé mes symptômes. Je me suis plainte d’un mal de gorge et d’un nez bouché. Il m’a alors recommandé des cachets qui n’étaient pas de la marque XXX. J’ai alors insisté sur le fait que j’avais attrapé mon rhume à Tokyo et qu’il ne s’agissait pas de n’importe quel rhume, mais d’un rhume japonais. Timidement, mon interlocuteur m’a fait savoir qu’il ne connaissait pas la différence entre un rhume japonais et un rhume non-japonais. Ces médicaments là devaient faire l’affaire. Un peu rassérénée, j’achetai un paquet de pastilles citronnées, heureuse de constater que tous les Japonais n’étaient pas définitivement allergiques à l’idée d’appartenance au reste de l’humanité.

Mais en me tendant mon achat, le pharmacien m’affirma avec aplomb, tout sourire :

« De toute façon, comme vous n’êtes pas japonaise, vous ne risquez rien. Vous avez votre rhume habituel, n’est-ce pas. »

Pour résumer, la certitude scientifique que ma crève est exactement la même que ma voisine nippone n’a pas tenu trois minutes face à l’irrésistible tentation de croire qu’en cela aussi, les Japonais étaient bel et bien différents du reste du monde.

J'ai envie de vous dire :

« Contre le singularisme forcené japonais, prenez éventuellement un bol d’air. »

 ...

Vous aurez beau nous dire : les hommes sont tous les mêmes

Nous parler transfusion, genre humain, ADN

Sans relâche, nous ne cesserons de vous faire voir

Toutes nos raisons de croire que vous êtes bizarre.

 

 

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Commentaires
N
Mais parfaitement. Bon, je ne l'ai fait qu'une fois, donc c'est un peu difficile de faire des généralités sur l'ensemble des réactions que j'aurais pu recueillir, mais le résultat de mon unique tentative est là :)
K
Drôle et brillant exposé ! Scène finale chez le pharmacien et ses ultimes paroles:, hilarantes! Mais dis-moi, tu as vraiment mené cette expérience?!
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