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Noemi Noemi
29 janvier 2014

Ce n'est que pour les grands enfants

On pourrait croire, tous joyeusement pris dans les mailles de la mondialisation que nous sommes, que les "promesses produits" sont foncièrement équivalentes de part et d'autre du globe. Normalement, ainsi que la publicité ne cesse de nous le rappeler, nous aspirons tous à être jeunes et beaux, à vivre dans une grande maison entourés de visages souriants, et à jouir avec délice des ressources de la modernité tout en restant connecté aux vraies valeurs. Et pour atteindre ce but rêvé, il nous faudrait consommer tel ou tel produit au passage. Puisque les mêmes marques exhibent les mêmes marchandises d'un bout à l'autre du monde, il est normal de s'attendre à l'exaltation du même style de vie, des mêmes ambitions, de la même esthétique au Japon comme ailleurs. Et pourtant, les promesses produits diffusées dans l'archipel ne cessent de me surprendre. Après la promotion de la "japonitude", permettez-moi de partager ma perplexité et mon désarroi de fille de l'Ouest face à un autre grand classique de la pub nippone :

"大人の..." (otona no...) ; « Pour adulte ».

大人のりんご : Du jus de pomme pour adulte

(ou jus de pomme de l'adulte, ou jus de pomme des adultes)

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Pour adulte : en Occident, l’expression a le don de faire grimper la température de deux degrés de toute personne normalement constituée. Corps dénudés, poses lascives, chuchotements suggestifs ; le monde réservé aux adultes est celui des fantasmes, et de la possibilité de leur réalisation.

Un film « pour adultes » promet des scènes coquines.

Un livre « pour adultes » présage un parti-pris érotique.

Un magasin « pour adultes » évoque des marchandises destinées à donner du plaisir.

Un jeu « pour adultes » laisse entendre qu’il vaut mieux venir avec quelques préservatifs en poche.

Qu’est-ce qui définit un adulte, chez nous autres les héritiers des Grecs et des Romains ? La libido assumée. La sexualité cultivée. La recherche du plaisir.

... Mais pas Japon. Jugez plutôt.

大人のチーズ。Le fromage pour adulte

(ou fromage de l’adulte)

チーズ

Le fromage pour adulte. Je vous arrête tout de suite, ça ne veux pas dire qu’on finira la soirée tous à poil dans le reblochon fondu. Enfin en tout cas ce n’est pas la promesse produit, après, je ne sais pas ce qui se passe chez les gens, mais c'est une autre histoire.

Vous n’avez pas idée du nombre de produits ou de services pour lesquels le publicitaire japonais utilise l’argument « pour adulte ». Et le plus souvent il n’a rien de sexuel là dedans.

 Non, les produits ci-dessous ne contiennent pas de viagra.

Chocolat pour adulte

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Guide des sakura pour adulte

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La gym pour adulte

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Le rock pour adulte

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Les coupes de cheveux pour adulte

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Les sauces et mayonnaises pour adulte

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Le voyage pour adulte

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Les kitkat pour adulte

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Il faut savoir qu'en japonais, le mot adulte 大人(otona) s’écrit avec le caractère de la grandeur accolé à celui de la personne. L’adulte est tout bêtement une grande personne. Mais le même mot, prononcé だいじん(daijin), signifie « personne remarquable », dans le sens de l’anglais great man ; ou même « géant ». Il y a donc une idée de grandeur morale, aussi, au cœur du mot. Qualifier une personne d’adulte est très laudatif, d’où son utilisation en publicité, où il n’est jamais inutile de passer un peu de pommade à l’acheteur potentiel. Mais ça va plus loin : la publicité japonaise ne cesse de faire appel à un certain imaginaire du monde adulte.

Etre un adulte, ou passer pour un adulte au Japon, hé bien ça fait rêver. Etrange pour nous autres qui envisageons surtout le passage à l'age adulte comme la fin de l'insouciance. Un adulte, c'est un type qui travaille et qui paye ses impôts, qui a des problèmes de voiture, qui doit faire du jogging car il commence à s'empater et à qui les démarcheurs téléphoniques proposent de changer son lave-vaisselle avant la fin de l'année. Etre un adulte, ce n'est pas très glamour. Etre un enfant est fantastique : on fait du vélo, des cabanes dans les arbres, on a une imagination débordante et l'amitié indéfectible de notre chien Fido suffit à nous combler de bonheur. Etre un ado est complexe, mais prometteur : on apprend à se rebeller en écoutant du rock et en s'entichant d'un camarade de classe que désapprouve nos parents, on fait ses premières expériences, on a la pureté de notre côté. Etre un jeune est jouissif : on est libre, on est visionnaire, on a le sentiment que le monde nous appartient. Mais être un adulte, bon, ça a ce côté raisonnable et rangé qui ne fait pas vendre beaucoup de savonnettes. Je n'ai jamais vu une publicité qui essayait de me séduire à coups de "pour nous, les adultes".

Mais au Japon, être un adulte est un concept fantastique. Cela veut dire être financièrement indépendant, avoir un job et son propre appartement, cesser de devoir rendre des comptes à la planète entière et être enfin en mesure de s'écouter soi-même un minimum. Etre un adulte, c'est prendre sa vie en main. Le 大人の味 (otona no aji, le goût adulte), c'est le monde des saveurs corsées, du café, du tabac, du vin, des liqueurs ; c'est l'amer qui prend le dessus sur l'acidulé ; ce sont ces odeurs et ces goûts qui nécessitent un palais un peu aguerri pour pouvoir les savourer. Dans la 大人の生活 (otona no seikatsu, la vie d’adulte), on s'offre enfin de la qualité ; on recherche après le travail les petits bars aux décors sobres et efficaces ; on écoute du jazz dans son salon enfin meublé avec goût, en sirotant un verre de Chardonnay. Les Japonais deviennent des adultes lorsqu'ils s'extraient enfin du monde rose et infantilisant du kawaii pour pénétrer d'un pas sûr dans l'univers du kakkoii.

"Ces choses que je veux faire une fois adulte"

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Pour comprendre ce qui a de si palpitant à se projeter en tant qu'adulte au Japon, il faut bien se rendre compte du côté énorme bonbonnière rose que peut constituer la sphère consumériste dans ce pays. L’imagerie kitch tirée des manga vous poursuit où que vous alliez, et vous n’êtes jamais à l’abri du rose bonbon et des paillettes. En un mot, l’environnement commercial au Japon est assez fortement infantilisant.

On parle quand même de là où est né Hello Kitty, ne l'oublions pas

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Et même hors les boutiques, le Japon croule sous les gadgets, sous les icônes, sous les mascottes. Les petits nounours, les petits lapins collés partout vous poursuivent dans les rues, se terrent dans les emballages, se tapissent dans la moindre brochure, s’affichent jusque dans les contextes les plus inattendus. Lui, là, par exemple, c'est le symbole de la police de quartier. Avouez que ça inspire le respect. Je ne vous raconte pas si nos flics avaient la même.

Police japonaise, bonjour

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Du coup, on comprend que nos Japinouches arrivent parfois à saturation. Et se mettent à rêver de maturité.

Mais il y a un niveau supplémentaire d'explication de ce phénomène "d'adultisme" dans la publicité nippone, qui appartient au champ plus spécifiquement professionnel.

J'ai pu remarquer, lors de testing de produits innovants auprès des consommateurs japonais, que ces derniers avaient besoin, pour se sentir autorisés à donner leur avis personnel sur la nouveauté, de savoir si oui ou non le produit leur était destiné à la base. C'est à dire, est-ce que la marchandise avait été conçue pour les jeunes ou les moins jeunes, les étudiants ou les actifs, les femmes ou les hommes, etc. Cela m'a étonnée plus d'une fois car en Europe, les réactions toutes personnelles n'auraient pas attendu pour fuser ; à la question "achèteriez-vous ce produit ?", les gens répondent tout simplement ce qui leur chante. Mais les Japonais, eux, semblent avoir besoin de confirmer leur droit à la parole avant de l'exercer. Peut-être est-il décidemment bien pénible, pour ces héritiers du Confucianisme, de prendre une parole trop individuelle; peut-être est-il plus confortable pour eux de s'exprimer par le truchement de leur groupe, de leurs pairs, de leur catégorie. Ils sont donc très attachés à la "segmentation" - mot barbare pour désigner le positionnement marketing d'un produit selon la "cible" (exemple : homme de quarante ans et plus, cadre supérieur, revenu élevé).

Or, lorsqu'on veut ratisser large, quelle meilleure catégorie de consommateur que l'adulte ? Il englobe tout ce qui bénéficie d'un revenu, plus les adolescents qui veulent grandir plus vite. Il est donc très confortable de s'adresser à l'acheteur en tant qu'adulte, on peut difficilement se tromper.

Bref, à en juger par la quantité impressionnante de réclames qui tirent la corde de l'adultisme, la promesse produit est efficace, et n'est pas prête de se tarir.

Tout cela m'a fait penser à un des slogans les plus mythiques de l'histoire de la pub française, qui joue exactement sur le tableau inverse : Petit Ecolier, ce n'est que pour les enfants.

Comportez-vous en adulte, qu'ils disaient

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Qui sont les plus gamins, au final : ceux qui aspirent à jouer à l'adulte responsable, ou ceux qui prennent un malin plaisir à faire les mômes ? Je vous laisse trancher.

 

Condamnés pour toujours à la Liliputi

Ceux-ci rêvaient un jour de porter la moustache ;

Désespérés d'avoir fait l'erreur de grandir,

Ceux-là cherchaient en vain à revivre le tendre âge.

 

 

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Commentaires
K
Toujours passionnant, favorisant les interrogations et de plus, bien amusant, ces analyses et rapprochements comparatifs entre "nous" et ..."eux"!! <br /> <br /> Logo de la police, franchement insolite et hilarant: j'imagine la voiture "desginée" arrivant dans les quartiers chauds de Marseille, un soir d'agitation nocturne particulièrement intense!!
C
Je te rejoins la dessus! Je ne comprends pas comment leurs rétines tiennent le choc, surtout celles des hommes. C'est surtout que pour moi, acheter une voiture dont la pub utilise les moomins, désolée mais niveau crédibilité, c'est moyen... (même si je trouve les moomins sympas hein...) (il y a aussi celle qui s'appelle Lapin Chocolat, mais on est sur un autre débat) Après, ce doit être une question d'habitude. D'ailleurs, je me demande de quand date cette invasion....
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