Le Japon est un pays fascinant.
La préservation des rites ancestraux au cœur de l'ultra-modernité, le secret qui plane encore autour de ce pays qui est resté fermé au monde pendant des siècles, la culture de l'effacement de soi et de la parabole naturelle, tout cela fait planer autour de l'archipel un parfum de mystère qui hypnotiserait n'importe quelle âme en quête d'ailleurs. Le sentiment d'élégance exotique, d'originalité absolue de la civilisation japonaise est également recréée, jour après jour, par le sentiment d'unicité qu'expriment la plupart des Japonais dans leurs actes, leurs paroles, et leurs non-dits. L'insularité, la proximité d'une Chine gigantesque en surfaces, en hommes et en rayonnement culturel, et de l'autre côté l'immensité du Pacifique, participent bien sûr à ce sentiment.
Et puis, il y a le Japon des manga et de l'animation. Parmi tous ceux que j'ai rencontrés pour qui le Japon n'est pas une destination séduisante parmi d'autres, mais un rêve en soi, une passion ou un projet de vie, l'extrême majorité doit sa première émotion "japesthétique" à une de ces "images dérisoires". Qu'ils soient ou non de grands consommateurs de manga, ils ont souvent eu la première flamme grâce à eux. La France est peut-être le pays où c'est le plus évident.
Mais le Japon des manga n'est pas le vrai Japon, pas plus que le Japon des temples ne peut résumer la civilisation nippone toute entière. J'ai rencontré beaucoup de personnes éprises de culture manga qui n'avaient jamais pris la peine de se renseigner sur le nom du Premier Ministre en poste (oui évidemment ça change assez souvent mais ce n'est pas une raison) et qui étaient incapables de tracer les grandes lignes de l'histoire de ce pays; de même, de nombreux aficionados de Kyoto déplorent la soi-disant "occidentalisation" du Japon et déblatèrent sur Tokyo, une ville trop moderne à leur goût dans ces contrées lointaines. Les deux attitudes reflètent une certaine superficialité dans l'approche occidentale de la culture japonaise. la plus répandue. Il faut beaucoup de temps pour comprendre certaines choses sur le Japon, et en général cela passe par la mise à distance de certaines positions, de certaines façons de voir qui font le propre de la culture occidentale, et européenne, et française etc. Nos héritages humanistes et universalistes nous empêchent souvent de nous souvenir que nous aussi, nous participons d'une culture spécifique dans le temps et dans l'espace. Nous voyons nécessairement les choses à notre manière. Pour apprécier à leur justes valeurs les lumières et les ombres japonaises, il est nécessaire de relativiser ce que l'on a toujours tenu pour acquis. Cela est valable en général pour toutes les approches interculturelles, mais encore plus quand il s'agit du Japon, le champion du particularisme culturel. Voici quelques petites choses que j'ai compris en vivant au Japon.
Modernité ne veut pas dire occidentalisation
Dit-on que les Etats-Unis sont européanisés ? Non. Les Etats-Unis parlent anglais et ont importé d'Europe tout ce que l'on voudra, mais les Etats-Unis sont autre chose. En bien des endroits, ils s'éloignent du vieux continent. Leur ascendance géographique et culturelle ne font pas d'eux une pâle copie de l'Europe.
De même, ce n'est pas parce que le Japon, en à peine cent ans, s'est doté du même niveau technologique et scientifique que l'Occident (allant jusqu'à le surpasser dans certains domaines) que le Japon est un pays occidentalisé. Oui, il y a des Macdo au Japon; oui, le système féodal a été remplacé par une démocratie; oui, les salary-men vont au travail en costume occidental...Mais quiconque passe un peu de temps au Japon comprend, sait que le Japon est très loin de l'Occident. Le systématisme avec lequel les Japonais portent ce costume occidental, et ce que cela révèle sur eux en termes de mode de vie et d'appartenance à un groupe, à un ordre, à une destinée, cela est tout à fait japonais. La façon dont les tours de verre et d'acier se hérissent dans la capitale tokyoïte, ce qu'elles représentent en force et en fragilité sur cette terre sismique maintes fois incendiée, rasée, détruite, cela est tout à fait japonais. La politique à la japonaise, les relations humaines à la japonaise, la place de l'individu, la conception de la famille, la croyance, les rites, les désirs... tout cela est entré dans la modernité, s'est adapté, s'est transformé, s'est emparé de la mondialisation comme la mondialisation s'en est emparé ; mais en aucun cas, le Japon n'est une victime de l'occidentalisation tueuse de particularités locales. Quand on vit au Japon, on comprend avec force à quel point la modernité est compatible avec la tradition et même l'enrichit.
Le Japon n'a pas vocation à être un musée
Aucune terre au monde n'a le devoir de faire folklorique pour satisfaire les demandes d'exotisme des touristes divers et variés. C'est valable pour Paris, c'est valable partout. Halte aux jérémiades à base de "c'est quand même dommage qu'ils ne se promènent plus tous les jours en kimono" ou "Kyoto c'est typique, mais ailleurs...". Premièrement, le Japon regorge d'images et d'attitudes très traditionnelles qu'il suffit de chercher au bon endroit. Aucun problème, donc, pour faire le plein de photos qui feront bien dans l'album voyage. Tokyo fait souvent les frais de ce snobisme dévalorisant, mais les personnes qui la dénigrent ne se sont sans doute pas aventurés, à pied, dans ses ruelles - à Bunkyo-ku, à Nishi-Waseda, à Naka-Meguro, et j'en passe - car entre les temples, les petits cimetières, les maisonnettes anciennes etc, la capitale a de quoi ravir les plus endurcis des traditionalophiles. Le Japon cultive avec amour ses rites en tous genres - cérémonie du thé, ikebana, calligraphie pour ne citer que les plus monumentaux - et il est facile d'en profiter, alors il n'y a aucune raison de déplorer que le base-ball soit le premier sport national ou que le café gagne du terrain dans les habitudes de consommation. Surtout qu'il en gagne sous forme de canettes, avec un format, un goût et un mode de distribution particulier et que cela devient quelque chose de très japonais. Cela n'a donc rien d'un manque d'authenticité, c'est la vie japonaise elle-même.
Ce qu'il y a de plus "typique" au Japon selon moi, ce ne sont pas les temples ou les estampes. Ces derniers sont certes sublimes, mais si vous allez par là, qu'est ce qui dans la culture traditionnelle japonaise n'est pas tout imprégné d'origines chinoise ou coréenne ?... Il s'agit plutôt, à mon sens, d'un certain art de vivre ensemble qui transparaît pleinement dans la vie moderne. Ce sont les convenience stores ouverts en permanence, dans lesquels on peut tout acheter en produits comme en services. Ce sont les gants blancs, l'uniforme impeccable du chauffeur de taxi et la porte qui s'ouvre et se referme toute seule. Ce sont les staffs surdimensionnés, un employé de gare sur chaque plateforme pour garantir la parfaite sécurité, la parfaite fluidité des flux d'usagers; deux personnes postées devant les sorties de parking pour faciliter la sortie des voitures; une personne en charge de la file d'attente dont la seule tache est de garantir la droiture de celle-ci et de manifester de l'intérêt pour l'attente des clients... C'est la netteté des transports publics; la sérénité de la foule pourtant si compacte, si dense; la candeur avec laquelle les jeunes japonaises portent des jupes si courtes; la valorisation infinie de l'effort d'apprentissage de la langue japonaise par un étranger; mais aussi son renvoi permanent à son statut de "personne du dehors"... A vivre tout cela, on en apprend beaucoup plus sur l'Esprit japonais qu'en suivant la masse de touristes qui emprunte chaque été le Chemin des Philosophes. Lequel mérite bien entendu le détour, cela va sans dire.
Aimer le Japon ne suffit pas toujours
Cela a pour moi été fort bien illustré par Amélie Nothomb dans son célèbre "Stupeur et Tremblement". Une jeune femme en proie à l'idéalisation du Japon du fait de ses souvenirs d'enfance (à laquelle nous compatissons, car il est de toute façon difficile d'échapper quand on est au loin et qu'on s'intéresse à ce pays mythique) y débarque forte de ses émotions et de sa bonne volonté, pensant pouvoir se glisser naturellement dans le décor tant aimé. Elle se prend de plein fouet les absurdités de la vie d'une grande entreprise japonaise et, réagissant en occidentale pure et dure, s'enfonce jusqu'au cou. Mais voilà, le Japon est à la fois le pays le plus et le moins accueillant au monde. Le plus accueillant, car la majorité des gens y sont charmants, curieux et ne cessent de vous valoriser. Et ils sont sincères. Ils cultivent une sorte de "premier degré du sentiment" qui nous est assez étranger, à nous les peuples de l'Ouest. La plupart des Japonais admirent, contemplent, honorent et sont surpris avec intensité. Jugulée avec le confort de la vie japonaise, le fait que tout est pensé par avance pour vous faciliter la vie et que l'individu n'a pas à se battre pour se faire sa place (la place de chacun étant selon les cas offerte, réservée, octroyée ou imposée, ce qui a ses bons comme ses mauvais côtés), cette manière-d'être fait qu'on se sent le bienvenu au Japon. Oui, mais...
Mais il s'agit d'un pays foncièrement et historiquement fermé à l'immigration, qui fait régulièrement preuve d'un syndrome de persécution et qui exhale un confucianisme de type "chacun reste à sa place", à l'intérieur de la société comme dans le monde. En tant qu'étranger, vous êtes perçu comme un être rare et extraordinaire, incroyablement talentueux et louable d'être venu de si loin pour vivre au Japon, de parler le japonais... Un être formidable, vraiment. Cela ne vous dédouane pas d'être un non-japonais, d'appartenir à votre sol (qui est un pays sublime !), à votre société (qui est tellement passionnante !), à votre culture (si riche... comme vous avez de la chance d'être vous !). Bref, de la façon la plus exquise comme de la plus brutale (il y a quand même quelques imbéciles racistes dans le tas, comme partout), vous êtes sans arrêt renvoyé dans les cordes, à votre statut d'étranger. L'intégration au Japon est mille fois plus contrariée que dans un pays comme la France (vous imaginez...). Ce n'est pas plus gênant que cela quand vous êtes Français et que vous venez pour quelques mois, mais quand vous êtes immigré Coréen de la troisième génération, ça commence à bien faire.
Aussi, il y a une subtilité de taille quand on vit au Japon et notamment quand on travaille dans une structure japonaise, l'entreprise étant le paroxysme des jeux de pouvoir et des conflits humains de façon générale : on est à la fois soumis aux même règles que tout le monde, sans jamais faire totalement partie du groupe, parce que c'est comme ça, on sera toujours un étranger, même parfaitement bilingue, même parfaitement renseigné. Et c'est ainsi que dans une grande entreprise japonaise classique, quand on est un nouveau venu, on ne fait pas ce à quoi on est bon, mais les tâches qu'on vous assigne. L'occidental aura l'impression de gâcher ses talents et de faire du mal à l'équipe, mais au Japon, il est nécessaire d'une part d'apprendre peu à peu à tout faire dans l'entreprise, et d'autre part d'oublier un peu ses penchants personnels pour servir le groupe là où il en a besoin. On ne créé pas non plus de liens avec des supérieurs en passant par dessus ses aînés et ses responsables direct. C'est afficher un profond mépris pour tout le système, qui repose sur la valorisation de l'expérience et l'intégration chronologique. Interdiction de brûler les étapes, on ne vous loupera pas si vous ne restez pas à votre place.En Occident, les individus font comme bon leur semble, et il ne nous viendrait pas à l'idée que nous sommes en train d'insulter qui que ce soit en se trouvant des affinités avec un N+2. Sauf que votre N+1, quand il est japonais, enrage de vous voir ainsi mépriser le maillon qu'il représente.
Bref, la meilleure volonté du monde n'y suffit pas. Pour vivre au Japon, y rester plus de quinze jours, cela demande beaucoup d'efforts et de prise sur soi.
Je vous recommande le livre "Fuji Nostalgie", de Sara Becker, qui au delà de son intérêt narratif (enquête sur une mort suspecte...) dépeint deux approches du Japon par deux Américains aux regards différents : une femme, japonisante, très au fait de la culture locale, qui vit très bien et avec beaucoup de lucidité son séjour au Japon; et un homme, incapable de sortir de lui-même, qui le vit comme un enfer. Et pourtant le Japon n'est pas le paradis des féministes.
En un mot, préparez-vous aux plus grands délices, mais aussi à vendre chèrement votre peau.