Hommage
Un de mes plus intenses souvenirs d’enfance remonte à la nuit où ma petite sœur s’est annoncée. Si si, bien que ce soit difficile à croire, cette grande jeune fille aujourd’hui chargée de presse pour une radio internationale a un jour été un petit bout de chou sur le point d’être mis au monde.
J'avais cinq ans et je dormais du sommeil du juste, lorsque que mon père vint me réveiller doucement. Le bébé tant attendu allait bientôt arriver, et « comme prévu » dans ce cas-là, je devais aller passer le reste de ma nuit « chez Léone ».
Léone, c’était la maman de ma copine Pauline, avec laquelle un lien mystique était noué pour toujours puisque nous étions nées avec exactement une semaine d’écart. Cela me semblait, à l’époque, constituer une sorte de parenté sacrée qui m’a tellement marquée que même aujourd’hui, alors que les dates importantes, remarquables ou symboliques se bousculent dans mon agenda, je ne peux pas m’empêcher d’y songer malgré moi à chaque fois qu'arrive le 10 novembre.
Depuis le début de ma scolarité, j’avais donc un abonnement « chez Léone », à la table de laquelle j’échappais pour quelques années aux affres de la cantine, et chez qui j’allais également après les cours, faire mes devoirs et jouer avec Pauline jusqu’à ce que ma maman à moi puisse enfin s’échapper de ses interminables réunions parents-professeurs. Ce deuxième foyer était pour moi emprunt des rituels quotidiens, de la révision des tables de multiplication et de l’odeur du goûter ; c’était la maison des jours d’école, de la petite routine bien huilée de l’enfance. Aussi, l’idée de descendre l’avenue Maurice Ravel en pleine nuit pour m’y rendre à une heure si peu normale me faisait l'effet d'une grande aventure. J’avoue que la perspective de l’arrivée de ma petite sœur m’apparaissait comme un évènement mineur par rapport à l’excitation d’aller dormir chez mon amie de façon si inopinée.
On m’enfila, sacrilège ultime, mon manteau directement sur mon pyjama, et mon père m’emmena dans la fraîche nuit de janvier.
Un coup d’ascenseur plus tard, et je me retrouvais face à Léone qui nous attendait sur le palier, en chemise de nuit, serrée dans un châle, ses épais cheveux bruns cascadant sur ses épaules. Je me rappelle d’avoir été stupéfiée de les voir si longs et si beaux, eux que j’avais toujours vus impeccablement nattés et noués en chignon, onduler dans le courant d’air comme des sarments d’hiver. C’est toujours de cette façon que je me souviendrai de ma nourrice : une apparition magique et bienveillante sur le pas de sa porte ouverte, les bras tendus prêts à m’accueillir, postée là tel le bon génie de la maison.
Mon souvenir d’enfance s’arrête là ; sommeil ou inattention, je ne rappelle ni m’être couchée, ni avoir pris le petit déjeuner le lendemain matin avec mes hôtes, ni quoique ce soit jusqu’à la visite à la clinique où je rencontrai enfin ma sœur. Mais je garde à tout jamais la sensation exquise de cette nuit incongrue, et la mémoire du sourire calme de Léone, toute auréolée de lumière.
Avec tout mon amour